Jusqu’à ce jour, je n’avais visité la cabane de Valsorey qu’une fois, en été, et je n’avais jamais mis de crampons, ni porté de piolet et n’avais que rarement mis des couteaux à mes skis. Alors quand nous avons reçu le mail de Christophe, qui organisait la course, avec le matériel à prendre, j’ai soudain pris conscience que je m’étais peut-être engagée dans une expédition qui dépassait mes compétences. Après une phase d’hésitation et de discussion, j’ai pris la décision d’y aller quand même : il paraît qu’il y a plusieurs échappatoires possibles, je pourrai toujours fuir si nécessaire.
Nous sommes huit au départ, plus ou moins expérimentés. Mais je suis clairement la moins habituée à la haute montagne. Nous partons de Bourg-St-Pierre et devons, dès le départ, attacher nos skis à notre sac (même ce geste était une première pour moi). Il faut dire que le paysage du début de course ressemble plus à des bandes de neige sur fond herbeux que l’inverse. Certains semblent n’y prêter que peu d’attention et utilisent leurs peaux pour avancer à travers les prairies. Il nous faut attendre presque 500m de dénivelé avant de pouvoir chausser les skis et les peaux. Il fait terriblement chaud pour la saison. Mais hormis la chaleur, aucune difficulté à l’horizon. Nous atteignons la cabane Vélan en début d’après-midi et pouvons profiter soit de la terrasse, soit des couchettes pour une sieste.
Le lendemain matin, le départ se fait de bonne heure, à la frontale. Tony ne nous suit pas : il traîne un fort mal de tête causé par le soleil de la veille. Il nous rejoindra à la prochaine étape. Plusieurs personnes nous devancent et tout le monde espère pouvoir éviter les « bouchons » au col de la Gouille. On m’a prévenue, ce col sera le premier véritable obstacle de la course. Après avoir mis les crampons aux souliers et les skis sur le dos, nous grimpons le col entre la roche et la glace. Felix a préféré que l’on s’encorde. Les autres montent sans assurage. Je suis heureuse d’arriver en haut du col sans encombre et sans avoir eu peur. Mais je réalise alors que la partie la plus ardue, et la plus scabreuse, se trouve de l’autre côté : il nous faut alors descendre une pente raide de neige en désescaladant. Comme je ne me sens pas sûre, Felix installe une forme de rappel avec sa corde pour m’assurer. Finalement, la descente n’est pas si compliquée que cela, mais l’installation me rassure.
Les autres partent devant, car nous savons d’avance que nous serons moins rapides qu’eux. La montée au Mont Vélan est particulièrement longue. Peu avant le sommet, je sens mes forces me quitter. Après avoir glissé plusieurs fois sur la neige molle, je n’ai plus envie de continuer. Nous laissons alors les skis dans une cavité et poursuivons la montée aux crampons pour atteindre le sommet, avant de redescendre chercher nos skis et manger un morceau. A ce moment-là, j’ai bien conscience que le plus dur reste encore à faire.
La descente nous confronte au deuxième obstacle principal de la course : un couloir assez étroit, bardé de rochers, avec une pente à 40°. Comme la neige au-dessus est très gelée, nous remettons nos crampons, nos skis sur le sac et entamons la descente à pied, encordés ensemble avec nos longes. Il s’avère qu’en fait la neige du couloir est très molle et nous nous enfonçons à chaque pas : nous aurions probablement eu meilleur temps de garder les skis. Il est donc près de 15h lorsque nous atteignons le bas du couloir. Il nous reste encore à longer et contourner les moraines avant d’entamer les 700 derniers mètres de dénivelé à monter. En bas, la neige est molle et glissante, chaque pas prend un temps fou. À ce rythme, nous n’allons atteindre la cabane de Valsorey que durant la nuit. Toutefois, la trace redevient belle assez rapidement. Nous longeons une pente à flanc de coteau, dont la solidité semble douteuse. Nous laissons un espace entre nous deux pour parer une potentielle avalanche qui se détacherait de sous nos pieds. Plusieurs craquements inquiétants font accélérer mon cœur : en plus de l’effort physique, l’expédition met mes nerfs à rude épreuve.
Une fois ce passage derrière nous, le reste de la montée se fait sans peine techniquement, mais nécessite d’aller puiser dans le peu de force qu’il nous reste. Nous arrivons à la cabane à 18h, tout juste à l’heure pour le souper et deux heures après les autres membres du groupe. Avec comme (petite) satisfaction d’apprendre que nous avons évité de monter en plein soleil. « J’ai dû mettre de la neige dans mon casque pour résister », raconte Christophe. Ce soir-là, l’envie est forte de redescendre directement à Bourg-St-Pierre le lendemain pour préserver mes jambes, mon dos et mes nerfs. Mais c’est l’envie de boucler la boucle qui va l’emporter.
Si bien que le lendemain, nous montons au-dessus de la cabane Valsorey, direction le Col du Meitin. Je ne suis encore jamais montée à une telle altitude (environ 3’600m) de ma vie. Le départ se fait avec skis et couteaux. Au milieu de la montée, il faut toutefois remettre les crampons. Devant nous se dresse une pente raide et plutôt gelée, assez désespérante à regarder. Alors nous commençons à monter, un pas après l’autre, dans les traces laissées par ceux qui nous ont précédés. Je ne regarde pas en bas et focalise mon attention sur la sécurité de chacun de mes pas. L’avancée est lente, régulière, silencieuse. Il nous faut encore traverser latéralement la pente (étape la plus délicate pour moi en termes de trouille) avant d’atteindre le col où souffle un terrible vent. Nous n’y traînons pas et entamons la descente à pied pour chercher un refuge sans vent ni rochers où chausser nos skis. Cette fois c’est bon, le plus dur est derrière.
La traversée du glacier, au pied du Grand Combin et de ses gigantesques séracs de glace nous offre une vue et une impression grandioses. Tout est blanc, partout, la montagne est majestueuse. Nous passons le col de Panossière – une broutille par rapport au reste – et nous arrêtons un moment au sommet. Nous croyons voir nos compagnons d’expédition au sommet du Boveire, leur faisons de grands signes en nous disant que, vu où ils sont, nous arriverons avant eux aux voitures (puisque nous ne ferons pas ce sommet).
Après une bonne pause, nous entamons une longue descente sur le glacier de Boveire. La neige est plutôt bonne, la piste large et l’esprit apaisé. À la recherche des pentes où la neige a fondu, nous slalomons sur le glacier, puis dans les buissons et enfin sur une étroite bande neigeuse avant d’atteindre la limite de la forêt. Rebelote, nous faisons une pause au soleil. Je suis enfin complètement soulagée : nous sommes à nouveau en terrain familier pour moi. Il ne nous manque plus que 45 minutes de marche en chaussures de ski pour atteindre les voitures, où nous apprenons que le reste du groupe n’est, en fait, jamais allé au sommet du Boveire et a finalement suivi exactement le même itinéraire que nous. Ça fait deux heures qu’ils nous attendent, mais nous reçoivent avec un grand sourire. Tout le monde semble heureux et satisfait. Personnellement, il me faudra quelques jours pour vraiment réaliser que ce week-end, j’ai atteint mes plus hauts sommets.
Lena Würgler
Participants: Rosanna Châtelard, Monika Nobel, Lena Würgler, Christophe Gherardi, Tony Ferlisi, Alain Wermeille, Olivier Sandoz, Felix Würgler
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