Bien motivés à chercher des cascades de glace en condition, nous décidons avec Gaëtan de passer le week-end à Zinal. Une fois de plus, les conditions en ont décidé autrement et nous faisons dans notre tête la liste des possibilités restantes. Celles-ci sont faibles, le fort degré d'avalanche excluant la majorité des cascades et goulottes des Alpes potentiellement en condition.
Une équipe d'amis décide d'aller au Stockhorn et nous propose de se joindre à eux. Ayant déjà fait tous les deux la voie Mülloch et souhaitant plutôt découvrir d’autres endroits, je propose à Gaëtan une idée qui me trottait derrière la tête depuis un moment : aller voir aux Rochers des Miroirs, dans la face nord de la montagne de Boudry, s'il est possible de trouver une ligne qui passerait en mixte. Les falaises sont parmi les plus hautes de la région et un récit de 1953 sur l'ascension de la petite Ecoeurne avait fait grandir en moi l'envie d'aller s'engager dans cette face.
Pour mettre toutes les chances de notre côté nous décidons de partir assez tôt, "Pour finir dans l'après-midi", se dit-on avec un peu trop d'optimisme. Départ 6h30 de La Chaux-de-Fonds, le but est d'arriver en haut une fois le jour levé et d’éviter de descendre dans la grande Ecoeurne à la frontale. Nous prenons avec nous les skis, une fois de plus avec un peu trop d'optimisme. Le redoux est déjà là et la neige a bien fondu. Nous réussissons à monter en voiture jusqu’à 1'000m d’altitude. La fin de l’approche se fera à pied, l'idée des skis ayant été abandonnée à la vue du peu de neige recouvrant la route.
Nous commençons notre chemin dans la nuit, à la lumière de nos frontales. Le silence nous entoure, seulement perturbé par le bruit régulier de nos pas dans la neige. Le jour se lève lorsque nous passons devant la fruitière de Bevaix. Dès lors, la neige est plus abondante et poudreuse. Arrivés au bord de la grande Ecoeurne, nous décidons d'enfiler les baudriers et de mettre les crampons. Nous sortons également les piolets qui nous seront rapidement utiles. Nous entamons alors la descente directement dans cette faille impressionnante qu’est la grande Ecoeurne. La pente est raide dès le début et nous devons par endroit désescalader dos au vide. Le goulet se rétrécit de plus en plus et se raidit encore. Ici, nous ne passerons plus en désescalade. Nous longeons une petite vire pour atteindre un arbre sur lequel nous tirons un rappel. Je commence à descendre pour apercevoir que la paroi est plus haute qu'elle n'en a l'air. Le rappel, en partie dans le vide ne fait pas loin de 50 mètres. La corde s'emmêle mais nous ne perdons pas trop de temps. Grosse ambiance, nous sommes au pied d'un grand pilier raide où se rejoignent deux couloirs dont celui que nous avons emprunté. Autour de nous, les falaises forment de belles tours sombres et élancées. Des fissures fendent celles-ci de part et d’autre. Ici tout est raide, l'étroitesse du couloir renforce d'autant plus cette impression. Nous continuons la désescalade jusqu'à buter sur un nouveau ressaut plus raide. Une petite niche nous permet de voir au-dessous. Celle-ci semble avoir été aménagée et nous trouvons les vestiges d'une petite boîte en bois qui contenait peut-être un carnet de passage. Je repère un peu par hasard un relais formé d'un beau spit et d'un piton récent. Celui-ci nous permet de tirer un petit rappel de quelques mètres et de passer le ressaut. Souhaitant éviter cette fois-ci de replier la corde et de la ressortir quelques mètres plus loin, Gaëtan continue la désescalade et va jeter un coup d'œil au ressaut suivant. Celui-ci semble désescaladable, moyennant quelques pas peu commodes. Il continue donc à descendre pendant que je ravale et range la corde.
J'entame la désescalade du dernier ressaut, nous voilà enfin au pied des falaises. Gaëtan n'est déjà plus là, sans doute est-il déjà allé explorer le long de la paroi. Je suis une trace bien marquée pour tenter de le rejoindre. Après un moment sans aucun signe de Gaëtan, j'observe bien autour de moi et l’appelle, sans réponse. Je me dis que les traces que j'ai suivies sont probablement le résultat du passage fréquent de plusieurs animaux (la trace était pourtant très marqué, presque un petit sentier). Je remonte en direction du rocher, retraverse vers la grande Ecoeurne et me retrouve un peu trop haut, ce qui me vaudra une désescalade un peu expo et inconfortable. Je retrouve Gaëtan, parti en réalité dans la direction opposée. Il me demande ce que j'ai vu et me dit que de son côté la falaise continue pendant longtemps. D’après lui, le rocher a l'air un peu moins bon que de mon côté. Je lui parle d'une cassure qui constitue peut-être une faiblesse exploitable et que j'ai aperçue tout à l'heure. Nous allons voir celle-ci de plus près et décidons assez rapidement que c'est par là que nous passerons.
Nous grimpons les quelques mètres de terrain raide qui nous séparent du pied de la paroi et nous nous installons pour nous équiper. Comme le terrain est escarpé, nous profitons d'un petit béquet pour y passer une sangle et éviter de dégringoler en bas la pente en cas de chute avant la pose d'une première protection.
Nous nous mettons d'accord, c'est Gaëtan qui aura l'honneur d'entamer la première longueur. Il part en tête, la motte n'est en effet pas du tout gelée, c’est ce que nous craignions. Dès le départ, un pas probablement facile sur mottes gelées pose déjà problème dans ces conditions. Je me rends compte que si l'idée du béquet semblait bonne, celle-ci me force maintenant à être positionné dans l'angle où dévalent sans relâche terre, neige et petits cailloux que Gaëtan fait tomber en avançant.
« -Je ne sais pas trop comment passer cette dalle, c'est la misère ces conditions… » Gaëtan lutte, mais depuis un moment il n'avance plus, il cherche un moyen de passer, une fissure remplie de terre rend le passage délicat. Je commence déjà à ressentir le froid, j'aurais peut-être dû enfiler ma doudoune. J'entame une barre de céréales qui sans le savoir sera la dernière chose que je mangerai avant un sacré moment. Peu de temps après, Gaëtan avance à nouveau. Il a l'air d'avoir trouvé une solution. Encore un moment, « - Relais ! », sa voix résonne dans la paroi. J'entame l'escalade, qui à froid ne me semble vraiment pas évidente. Intérieurement je le félicite, il a bien assumé. J'arrive au relais, celui-ci est constitué de deux câblés et d'une sangle autour d’une petite pierre coincée dans une fissure.
Nous échangeons le matériel, je commence un peu à appréhender la longueur suivante, j'effectue les gestes de manière machinale et je me lance, sans me laisser trop de temps pour réfléchir. Le départ est assez brutal. Les pieds sont petits et assez mal placés. Je peux coincer mes piolets mais je n'ai aucun moyen de savoir s'ils sont bien placés. Vu du bas, je me rends compte qu'ils reposent contre de petits cailloux coincés dans la fissure, ça ne me plaît pas beaucoup. Le temps s'écoule et je cherche des solutions, mes mollets commencent gentiment à chauffer. Je redescends un peu, trouve un coincement sur la droite, puis un deuxième et je peux basculer sur la droite. Je ne suis toujours pas très bien et ma position reste exigeante. Je passe probablement plus d'un quart d'heure à chercher une solution, tantôt un poing coincé dans une fissure, tantôt le poids sur un piolet, mais toujours les deux pieds sur de petite réglettes fatigantes. Je peste sur mon manque de confiance. Je me décide enfin à engager et trouve une manière pour me hisser un peu plus haut et coincer un piolet à bout de bras. J'atteins un arbre qui du bas nous semblait potentiellement une bonne protection. Je déchante vite, celui-ci a vraiment une sale gueule. Je passe quand même une sangle autour, faute de mieux. Si vraiment, il ralentira peut-être ma chute.
La suite s'enfonce nettement plus à l'intérieur de la paroi qu'on ne l'aurait deviné du dessous. La fissure devient une véritable cheminée qui s'engouffre de plusieurs mètres dans la roche. Ici, l'escalade n'a plus grand chose à voir avec le dry tooling mais devient de la véritable renfougne à l'ancienne. Celle-ci se termine par un gros bloc coincé qui sépare la cheminée en deux et force le passage dans un petit trou. Pour une fois, nous ne regrettons pas nos petites tailles. Je fais un relais au-dessus du bloc, plusieurs fissures permettent de placer quelques coinceurs. Je ne suis pas optimiste pour la suite, la sortie de cette petite niche ne semble pas facile et surtout, les mottes qui pourraient aider le rétablissement au-dessus vont certainement poser problème dans ces conditions.
Gaëtan est bien décidé, il pose encore deux protections pour un renvoi béton et se lance. La longueur prendra elle aussi un bon moment. Je découvre par la suite que le reste de la longueur est assez facile mais en bonne partie sur motte, ce qui la rend bien expo comme celles-ci ne sont pas gelées. Comme prévu, la sortie de la niche et le rétablissement ne sont pas aisés et demandent de bien grimper. J’arrive au relais suivant, la suite à l’air un peu plus simple avec une première section qui traverse légèrement sur la droite pour arriver sur une petite plateforme remplie de broussailles. De là, deux belles fissures s’élancent bien raides, l’une plus étroite que l’autre. Je me lance dans la longueur. Dès le départ, la « traversée facile » n’est pas si facile et je dois lutter en permanence pour répartir le poids sur tous mes appuis et éviter d’arracher avec moi toute la motte qui se dérobe peu à peu sous mon poids. J’arrive sur la petite plateforme où je peux placer une protection. Je mets un moment à me décider dans quelle fissure partir. Celle de droite est un peu moins raide mais franchement large, trop à mon goût. Je pars dans celle de gauche, plus fine et plus raide. La grimpe est bien soutenue, probablement un des crux de la voie. La fissure se raidit de plus en plus et le rétablissement nécessite de crocheter les mottes au-dessus. Dans une position surplombante, je suis forcé de monter les pieds bien hauts et de mettre quasiment tout mon poids sur les piolets. Ceux-ci glissent gentiment à travers la terre et la neige, je remonte d’un mouvement brusque mes pieds sur les mottes en essayant de bien répartir la charge sur chaque appui. Je m’échoue verticalement et tente de poser tout ce que je peux, genoux, torse pour éviter une pression trop importante. La motte s’arrache en partie mais je passe au-dessus. De là, encore quelques mètres de mottes franchement raides pour trouver enfin une protection qui semble assez bonne, une grosse racine derrière laquelle je passe une sangle. Je continue à grimper et traverse largement sur la droite jusqu’à rejoindre un gros arbre qui servira de relais. Il est presque 16h30 et nous avons déjà mis 6 heures et demie dans la voie.
Je regarde au-dessus, des arbres nous entourent et le terrain a l’air de s’aplanir un peu. On peut cependant deviner et bon ressaut raide au-dessus de nous. La nuit arrive prochainement, j’assure Gaëtan et j’imagine déjà les différentes possibilités de retraite. Je décide cependant d’essayer de voir si mon téléphone nous localise. Miracle, celui-ci semble indiquer que nous sommes plus ou moins sortis de la paroi et qu’il doit y avoir moyen d’atteindre le sommet sans se relancer dans de vraies longueurs difficiles. Pour la première fois, je commence à songer au fait qu’il est possible que nous puissions sortir par le haut. Gaëtan arrive au relais, je lui explique mes réflexions. La localisation n’est pas exacte mais d’après ce que je vois je pense savoir où l’on se trouve. Il repart en y mettant du rythme. Pour la première fois, nous avons enfin l’impression d’avancer. Malheureusement, assez rapidement il s’avère que ce que je prenais pour une vire permettant de contourner le bastion rocheux n’as pas vraiment l’air d’en être une. Gaëtan décide de partir explorer sur la gauche. L’heure file à la manière de la corde dans mon assureur et rapidement la nuit tombe. Gaëtan avance toujours, puis plus rien. Je sors ma frontale et la fixe sur le casque. Je reçois un appel et réponds, c’est lui. Il a butté sur une impasse, ici impossible de passer. Nous décidons qu’il se désencorde sur un brin et qu’il passera celui-ci autour d’un arbre pour que je puisse le faire redescendre au maximum. Après un moment, je vois la lueur de sa frontale, il est à nouveau juste au-dessus. Attiré par des traces de chamois, il les suit. Celles-ci prennent la direction de ce que je pensais être une petite vire contournant le pilier rocheux.
Victoire, il y a bel et bien une vire et celle-ci permet de passer sur la droite et d’atteindre un terrain un peu moins raide. Il me fait monter jusqu’à lui et je repars devant. Nous décidons qu’il partira à ma suite dès que la corde sera tendue. Le terrain et nettement plus facile et les arbres enrayeront notre chute si jamais. Encore une petite pente un peu plus raide, et nous sortons enfin sur du terrain où nous pouvons nous désencorder. Nous rejoignons le sentier pédestre, il est 18h30. La joie nous envahit, nous l’avons fait. Le style y est, la voie est passée entièrement en libre (dans le sens de l’escalade mixte bien entendu). Nous n’avons pas posé un seul piton et n’avons absolument rien laissé en place. La voie se parcourt en se protégeant uniquement à l’aide de coinceurs et de sangles. Elle a été ouverte par le bas, sans repérages au préalable.
Pour les futurs répétiteurs, il est plus que recommandé de s’assurer que la motte soit bien gelée. Je n’y retournerais pas dans de telles conditions.
La voie est entièrement clean, il n’y a aucun équipement en place, merci de bien vouloir la laisser ainsi !
Pour du calcaire la voie offre étonnement de bonnes possibilités pour les friends, en particulier les tailles 2 et 3. Un set du 0.4 au 3 est une bonne option, doubler le 2 ou le 3 permet d’avantage de placements (nous n’en avions qu’un de chaque). Un bon jeu de coinceurs variés y compris les grosses tailles et des sangles en tout genre sont également nécessaires. Nous estimons la cotation autour de M5 (les deux premières longueurs en M4 et les deux suivantes en M5), la fin est ensuite composée uniquement de mixte/mottes facile dans du terrain raide.
« Chaudemotte », c’est le nom que nous avons retenu. Celui-ci nous est venu rapidement, nous en parlions déjà au relais de la deuxième longueur. Nous avons assez maudit ces mottes instables. Pour ma part ce sont sans aucun doute les sections de mottes de la 4ème longueur qui m’auront fait le plus suer.
Un grand merci à Gaëtan Simian pour cette aventure !
Pour les futurs répétiteurs, je donne volontiers plus d’informations et serais très intéressé par un retour si quelqu’un d’entre vous parcourt cette voie. Vous pouvez me contacter par mail (colin.pelletier_at_gmail.com)
Colin Pelletier, CAS la Chaux-de-Fonds, le 13.12.2020