6-7 avril - Ouverture dans l'éperon Ouest de la face Nord du Pigne d'Arolla

Après des chutes de neige sans fin, le manteau neigeux semble enfin stabilisé et l’envie d’aller
grimper une grande face réalisable. Le week-end s’annonce beau et il n’en faut pas plus pour motiver
Christophe. Je commence la recherche frénétique d’itinéraires dans différents topos et passe en
revue nos possibilités. Les goulottes au pied du Grand-Combin? La cabane est pleine et la montée
vraiment longue avec le matos de bivouac. Les options en cas de mauvaises conditions sont maigres. L’idée nous plaisait, en particulier après notre montée à ski au Combin de Boveire en décembre l‘année passée : du sommet, la vue sur le glacier de Corbassière est magnifique et nous nous étions promis d’aller jeter un coup d’œil à ces lignes sauvages et peu connues.

J’enchaîne les topos, les webcams, la météo et je retombe sur une idée dont le topo de Simon
Chatelan avait déjà attiré plusieurs fois mon attention : les voies de la face nord du Pigne d’Arolla. 
J’épluche tous les récits et posts des réseaux sociaux de ces dernières semaines pour trouver des
photos de la face susceptibles de me renseigner sur les conditions. La webcam d’Arolla donne un
aperçu de très loin mais je trouve quelques bonnes photos de skieurs et touristes prises depuis la
station de ski. La face semble enneigée comme rarement ces dernières années. J’ai un doute si les
pentes ont eu le temps de suffisamment transformer mais la courte canicule annoncée nous donne
espoir. Notre choix se penche sur les voies de la face NNW qui, à la fois prennent le soleil plus
longtemps et sont donc potentiellement en meilleures conditions mais également prennent le soleil
plus tard et donc resteront gelées jusqu’à notre arrivée au sommet. 


De superbes photos prises avec un bon objectif montrent clairement une grande quantité de glace sur la face se situant après le couloir de séracs. Un peu sur le ton de la plaisanterie je dis à Christophe qu’on peut aussi aller voir ça s’il veut faire une ouverture. Je trace même une ligne sur la photo. Le topo de Simon Chatelan n’indique qu’une seule ligne dans la droite de la face, « les glacionautes», le reste semble vierge. 


J’appelle la cabane des Vignettes pour obtenir quelques infos, sait-on jamais. Je cherche en
particulier à savoir si de grosses corniches surplombe la face, aucune photo ne permet de le deviner.
On me répond que tout passe sans problème, je comprends très vite qu’on m’a mal compris et
qu’elle parle de la voie normale. « Ah non, j’en sais rien pour la face Nord. C’est fait très rarement et
on ne la voit pas depuis ici »... j’aurai tenté. Encore un petit appel au bureau des guides du val d’Hérens, sans plus de succès. 


La cabane des dix est complète, de toute manière l’approche est encore très longue depuis là-bas.
Nous décidons de prendre tout le matériel de bivouac et de dormir au col de Tsijore Nouve. 
Nous arrivons à Arolla assez tard dans la matinée, le temps d’un arrêt au Decathlon de Martigny pour acheter de la cordelette. C’est notre jour de chance, Decathlon offre le petit déjeuner: pour nos 6.- d’achat de cordelette nous repartons avec un pain au chocolat et un jus d’abricot chacun.  


Drôle d’ambiance à Arolla, le parking est bondé et des militaires montent la garde. Nous n’y avions
pas pensé mais c’est le dernier week-end avant la patrouille des glaciers. Nous nous faufilons entre
les skieurs en collant pipette et équipement ultra light. Nous ne passons pas inaperçus avec nos gros sacs à dos. Dans la montée au pas de Chèvre (entièrement damée pour l’occasion) quelqu’un nous demande ce que nous avons sur nos sacs à dos. Tellement dans un autre monde et sans s’imaginer qu’on puisse venir ici dans un autre but que la préparation à la patrouille des glaciers :

- « Ce sont des poids ? » 

Pensant que nous effectuons je ne sais quel exercice d’entraînement. Un peu ahuris et en
rigolant nous répondons simplement:

-  « Ben non, ce sont des matelas... pour bivouaquer ». 

Cela dit, vu le monde, je peux comprendre qu’il semblait inimaginable de venir ici ce week-end pour
autre chose que la patrouille. Probablement d’ailleurs qu’on n’y serait pas venu si on y avait pensé. 

Le soleil tape fort et il fait très chaud. Nous profitons d’une bonne pause au pas de chèvre le temps
de bien manger et de s’allonger. Nous avons le temps, autant profiter et favoriser notre
acclimatation. D'autant plus que nos sacs sont lourds et que je n’ai pas été en altitude depuis un bon
moment. Une fois passé le pas de Chèvre nous reprenons notre montée en direction du col. Celle-ci
se déroule étonnamment facilement malgré l’altitude et le poids de nos sacs. 
Nous dénichons une plateforme de rêve où nous pouvons nous installer sur des cailloux secs et sans neige. Face à nous, l’imposante face NNW, notre objectif de demain. La ligne que nous avons choisie se trouve à la frontière entre la face N et la NNW, elle a été ouverte par Gabarrou en juillet 1988 et compte probablement très peu de répétitions. Elle parcourt la face là où elle est la plus haute. Nous avons encore beaucoup de temps avant le coucher du soleil, bien assez pour ressasser les milles questions et doutes habituels. La face sera-t-elle en condition ? Le regel sera-t-il suffisant ? C’est haut quand même … et imposant … 

la face NNW


Les heures passent, nous faisons de l’eau, mangeons des cacahuètes et petit à petit le mal d’altitude
arrive. Pour Christophe surtout un mal de tête. Pour moi, nausée et maux de têtes de plus en plus
forts. J’ai l’habitude et je sais que je ne supporte pas très bien l’altitude. Monter à 3500m sans
acclimatation et vouloir y dormir était clairement optimiste. J’attends couché et sans énergie que le
temps passe en me concentrant pour ne pas vomir. Le vent se lève et il commence à faire plus frais.
Christophe va beaucoup mieux, le Dafalgan a fait effet. Dans un élan de motivation il se lève et nous
creuse un petit trou un peu plus loin pour être à l’abri du vent. Je le remercie, toujours couché et
malade. Je me lève sans énergie et déplace mes affaires. Je ne peux me rendre utile qu’en continuant à faire bouillir de l’eau, couché à côté du réchaud, ajoutant de temps en temps une poignée de neige à l’intérieur du jetboil. Je ne peux rien avaler, nous décidons de nous coucher pour de bon. 

le bivouac creusé par Christophe


Les températures très élevées pour la saison et le super emplacement creusé par Christophe font
que nous n’avons vraiment pas froid. Notre bivouac et très confortable mais l’altitude rendra la nuit
tout de même difficile. Les nausées ne diminueront que tard dans la nuit et je parviens enfin à
m’endormir. 

Le réveil sonne et j’ai l’impression qu’il attendait seulement que je sois enfin bien. Le
réveil n’est pas trop dur et je suis déjà beaucoup plus en forme. Je refais bouillir de l’eau pour le
porridge que nous avalons gentiment. Je termine de faire de l’eau mais le réchaud brûle de plus en
plus lentement jusqu’à s’éteindre complètement. Nous aurions dû protéger le jetboil du vent dès le
début, une cartouche de 100g c’est limite finalement. Ma bouteille est remplie un peu moins qu’à
moitié mais celle de Christophe est presque pleine: ça suffira pour la journée.
Nous nous équipons et entamons notre descente du col dans la nuit. Nous traversons le plateau
menant jusqu’au pied de la face. Ayant eu tout le temps d’observer l’accès le jour d’avant, nous
faisons un arc de cercle pour éviter au maximum la zone de chute des séracs. Dès le début, nous
nous enfonçons dans la neige. Le regel n’a pas eu lieu, il fait trop chaud. Nous entamons notre
montée dans la face et nous conservons le même encordement que sur le glacier le temps de passer la rimaye puis nous ne perdons pas de temps à nous désencorder mais continuons à grimper dans la face. La corde est inutile ici mais la pente n’est pas si raide, probablement entre 45 et 50 degrés et nous progressons de manière efficace. 

le début de la face

Nous arrivons à la première étroiture, la pente se redresse nettement et le passage se fait entre le glacier et la falaise sur une bande de neige étroite. Je peux visser une broche à glace mais la progression est très pénible. La neige est poudreuse et c’est vraiment trop raide pour progresser dans ces conditions. Je dois creuser massivement pour avancer, j’entame une traversée pour faciliter la progression et je rejoins la glace un peu plus loin. Je fais venir Christophe à moi. Nous tirons encore une longueur jusqu’à un relais sur broche à glace et je dis à Christophe que je vais encore aller voir un peu plus loin. Nous sommes probablement à peine à un tiers de la face et la partie technique/ mixte est devant nous. Il est assez clair que dans ces conditions la montée sera problématique. 

Je vais au maximum de la longueur de corde en espérant atteindre un point d’où je verrai un peu mieux la suite. Je ne vois en réalité pas mieux mais je sais que dès maintenant, si nous continuons, la descente deviendra compliquée. Je désescalade toute la longueur jusqu’à revenir vers Christophe. Nous sommes d’accords, c’est encore le meilleur endroit pour redescendre. Si nous continuons il faudrait sortir et la neige poudreuse rendrait les passages techniques très compliqués. Nous tirons deux rappels de 60m sur abalakov jusqu’à revenir dans la pente de neige un peu moins raide que nous désescaladons jusqu’en bas. 

Il fait déjà jour depuis un moment mais il est encore tôt. Nous retraversons lentement le plateau qui monte légèrement cette fois-ci. Arrivés à l’extrémité de la face je propose à Christophe d’aller voir la ligne de glace que l’on voyait si bien. J’avais pris avec mois plus de broches à glace au cas où : nous en avons 9 en tout, soit assez pour aller tenter. Nous ne nous laissons pas de temps de réflexion en continuons rapidement à nous diriger au pied de ligne, nous devons traverser sous les séracs, ce qui nous aide à nous dépêcher et à ne pas nous arrêter. Je sais que c’est difficile mentalement de s’engager à nouveau dans une face quand tout semble enfin terminé. Le retour au sol de notre tentative nous a fait nous relâcher et c’est dur de ne pas se laisser gagner par ce confort. Objectivement nous avons encore le temps pour faire une autre ligne et tous les feux sont au vert.


Nous avons bien mis du rythme et terminons la traversée sous les séracs. Christophe demande une
pause que nous prenons volontiers. Nous sommes un peu essoufflés et devant nous une pente de
neige raide mène au pied de la ligne. La pause est brève et nous reprenons notre ascension. Nous
nous enfonçons passablement et la montée est pénible. Nous arrivons enfin au pied. Il y a beaucoup
de glace et la première longueur a l’air vraiment sympa. Nous décidons de prendre la même
première longueur que « les glacionautes » qui est très fournie en glace et cotée WI4+. Les
conditions sont excellentes avec juste quelques mètres de glace un peu plus dure. Je fais un premier relai et je suis envahi par une énorme motivation. Je suis super content d’être ici et l’escalade est vraiment amusante. Christophe me rejoint, il a les jambes qui chauffent mais se débrouille très bien pour son peu d’expérience en glace. L’altitude et le sac à dos ne facilitent pas les choses et nous avons déjà fait un tiers de face ce matin mais Christophe est efficace. Il me dira d’ailleurs plus tard qu’il commence à être beaucoup plus à l’aise en glace. 

La suite est plus facile, une montée puis grande traversée dans une pente en neige raide. Les conditions ne sont pas mieux que ce matin mais il peut placer quelques broches sur le chemin et nous faisons deux fois 60 mètres en corde tendue.
Nous arrivons au pied de la seconde partie qui forme une goulotte mixte plus raide. Je repars en tête, la ligne est très belle et l’escalade très satisfaisante. Les conditions sont incroyables avec beaucoup de glace permettant de brocher sereinement quasiment n’importe où. Je repars pour une autre longueur en tête: c’est plus rapide comme ça et finalement en comptant 4 broches pour les deux relais, il n’en reste que 5 par longueurs ce qui n’est pas si énorme. 

Je fais venir Christophe à moi et j’hésite un instant quant à la suite. Nous avions vu qu’il semblait possible de traverser à droite pour sortir au plus vite mais la ligne semble aussi continuer tout droit et je ne suis pas certain qu’en tirant à droite je ne serai pas sous les séracs plus loin. Je repars tout droit, au pire je traverserai plus haut. Ceci s’avère rapidement le meilleur choix, 20 mètres plus haut je vois que la traversée à droit donne tout droit sur la fin de la face dans un mélange de séracs et de corniches. Tandis qu’au-dessus la ligne continue jusqu’à probablement sortir. Sur ma gauche je pourrais prendre une espèce de couloir en neige mais les conditions précédentes me font préférer la ligne la plus directe. Tout droit au-dessus dans le plus raide. 

La longueur est superbe, très raide avec une grosse ambiance dans de la glace de glacier heureusement assez molle grâce à la chaleur. Si la première longueur vaut WI4+, celle-ci doit bien valoir WI5. Il ne me reste plus que deux broches, je sais que je ne pourrai plus en poser jusqu’au relais mais je suis très heureux et en confiance. La qualité de la glace rend l’escalade magnifique. Je profite pleinement de chaque instant et arrive à mon prochain relais avec un grand sourire sur le visage. Ici la pente se couche, nous sommes sortis! Je tire encore une longueur très facile qui se couche de plus en plus, pose une microtraxion et nous sortons corde tendue sur le glacier. Nous venons « très probablement » d’ouvrir une nouvelle ligne. 

Retour au bivouac, nous n’avons plus d’eau. Les jambes chauffent à chaque virage mais nous sommes heureux d’avoir les skis. La remontée au pas de Chèvre est encore un petit effort et la chaleur nous fait bien transpirer. Nous apprenons que la face N du pigne d’Arolla a été skiée hier. Effectivement la neige semblait idéale pour une descente à ski mais pas pour grimper. Le skieur est parti du haut car il avait déjà subi un échec quelques années auparavant en grimpant la face. Les conditions parfaites de ski ne semblent pas concorder avec les conditions parfaites de grimpe. Peut-être que nous aurions pu nous rapatrier sur la face N classique mais nous ne regrettons rien : nous avons pu ouvrir une magnifique ligne et c’est presque une chance que nous ayons dû nous rabattre sur ce second plan.

 

Colin Pelletier